Dénigrement et liberté d’expression : un arrêt décisif pour Signal-Arnaques et Scamdoc
Le 9 avril 2025, la Cour de cassation a rendu une décision très attendue dans l’affaire opposant la société Affichage pour les Entreprises (APE) à la société Heretic, éditrice des sites Signal-Arnaques.com et Scamdoc.com. En rejetant le pourvoi formé par APE contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 7 septembre 2023, la plus haute juridiction française vient consacrer une jurisprudence favorable à la liberté d’expression, en particulier dans le contexte du débat public et des avis en ligne.
L’enjeu : la notion de dénigrement face à la liberté d’expression
L’accusation de “dénigrement” est fréquemment invoquée par des entreprises mécontentes des propos les concernant sur des plateformes d’avis ou des forums communautaires. Utilisée dans certaines affaires comme véritable outil de pression judiciaire, cette notion peut se transformer en procédure-bâillon, visant non pas à rétablir un droit, mais à intimider les hébergeurs de contenus et à faire taire les voix critiques.
La jurisprudence, jusque-là, était fluctuante.
Certaines juridictions considéraient que des termes comme “arnaque” ou “escroquerie” excédaient les limites admissibles de la critique, même lorsqu’ils étaient utilisés de manière subjective par des internautes. D’autres juridictions, au contraire, reconnaissaient l’importance du droit à l’information et à l’avertissement dans l’intérêt général.
Voici les décisions émises par différente juridiction ces dernières années :
Année | “Arnaque” est dénigrant | Sujet “complexe” ou introduction nouveau concept juridique | “Arnaque” n’est pas dénigrant |
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2018 | Tribunal de commerce de Troyes (Ordonnance référé 01/2018) | ||
2019 | Tribunal de commerce de Paris (Jugement avril 2019) | ||
Tribunal de commerce de Paris (jugement de décembre 2019) | |||
2021 | Tribunal de commerce de Paris (Ordonnance juin 2021) | ||
2022 | Cour d’appel de Paris (Arrêt de mars 2022) | ||
Tribunal de commerce de Paris (Jugement de septembre 2022) | |||
Tribunal judiciaire de Paris (Jugement d’octobre 2022) | |||
2023 | Cour d’appel de Paris (Arrêt de septembre 2023) | ||
Tribunal de commerce de Marseille (Jugement d’octobre 2023) | |||
2024 | Tribunal de commerce de Paris (Ordonnance juillet 2024) | ||
2025 | Cour de cassation (Arrêt rejet de pourvoi d’avril 2025 / Rapport conseiller) |
Les faits : APE contre Heretic
La société APE propose aux entreprises récemment créées un service d’affichage plastifié contenant les informations obligatoires (horaires, interdiction de fumer, consignes de sécurité, etc.). En 2020, des signalements ont commencé à apparaître sur Signal-Arnaques.com, relayant l’expérience de professionnels qui percevaient ce service comme trompeur, notamment en raison de la présentation commerciale laissant penser à un document obligatoire et officiel.
Face à ces publications, APE a sollicité la suppression de plusieurs pages du site, invoquant un caractère dénigrant. Après plusieurs courriers restés sans effet, l’entreprise a assigné Heretic en 2022. Le tribunal judiciaire de Paris a rejeté ses demandes, décision confirmée en appel le 7 septembre 2023.
Le cœur du débat : la base factuelle et la mesure dans l’expression
L’arrêt d’appel avait jugé que les publications litigieuses, bien que virulentes, reposaient sur une base factuelle suffisante et ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression. La cour a souligné qu’il ne s’agissait pas d’allégations gratuites, mais de retours d’expérience de professionnels ayant reçu des courriers de prospection présentés de façon ambiguë. Elle a considéré que les expressions comme “arnaque”, “pratiques frauduleuses” ou “gangsters” étaient à replacer dans le contexte d’internautes exprimant leur déception ou leur méfiance, et qu’elles relevaient d’un sujet d’intérêt général.
Le conseiller de la Cour de cassation, dans son rapport, a estimé que ces conclusions étaient conformes à la jurisprudence constante, en particulier en matière de liberté d’expression. Il a rappelé que le dénigrement ne peut être retenu que si les propos sont dénués de base factuelle, ne relèvent pas d’un sujet d’intérêt général, ou sont exprimés de façon manifestement excessive. Ce n’était pas le cas ici.
Une décision de cassation qui conforte les plateformes d’avis
En rejetant le pourvoi sans même motiver spécialement sa décision, la Cour de cassation confirme implicitement mais fermement cette lecture protectrice de la liberté d’expression. Elle reconnaît que les plateformes d’avis comme Signal-Arnaques remplissent un rôle d’utilité publique, dès lors qu’elles permettent l’échange d’informations sur des services ou des pratiques commerciales perçues comme abusives.
Il s’agit d’un tournant important pour Heretic SAS, cible récurrente de contentieux fondés sur le “dénigrement”. Comme l’illustre l’historique judiciaire de l’entreprise, les décisions de justice ont parfois fluctué selon les juridictions. Cette décision de la Cour de cassation pourrait désormais faire jurisprudence et servir de rempart contre l’utilisation abusive de la notion de dénigrement pour censurer des alertes légitimes.
Une protection indirecte contre les procédures bâillons
Ces différentes affaires rappellent la difficulté pour certains acteurs de l’économie numérique de faire valoir la liberté d’expression face à la stratégie judiciaire de certaines entreprises qui utilisent les tribunaux comme outil de défense commerciale. L’effet dissuasif de telles procédures sur les hébergeurs et les internautes est réel.
L’arrêt du 9 avril 2025 agit ainsi comme un garde-fou. Il rappelle que la critique, même virulente, est légitime dès lors qu’elle repose sur des faits, qu’elle concerne un sujet d’intérêt général, et qu’elle est exprimée sans acharnement gratuit.
Conclusion : un signal fort envoyé aux plateformes et aux professionnels du droit
Cette décision constitue un soulagement pour les plateformes comme Signal-Arnaques ou Scamdoc, mais aussi pour tous les internautes et professionnels qui utilisent ces outils pour partager leurs expériences. Elle envoie un message clair : la liberté d’expression ne peut être entravée par une lecture trop extensive de la notion de dénigrement.
C’est aussi un point d’appui précieux pour les avocats, magistrats et opérateurs du numérique, appelés à arbitrer entre droit à la réputation et droit à l’information. En fixant un cadre clair, la Cour de cassation contribue à rétablir une certaine prévisibilité juridique (nous l’espérons en tous cas), essentielle dans le contexte des avis en ligne et du débat public numérique.